Illustration de Gerd Altmann de Pixabay |
Scène ordinaire d’autostigmatisation en santé mentale
Je pensais être désormais à l’abri de ce sentiment, après
mes « coming out » répétés et le biberonnage journalier aux discours et
actions anti-stigmatisation des maladies psychiques.
L’environnement protecteur du milieu microcosmique de la
santé mentale actuel qui va dans le sens d’une intégration des usagers aux
services de soins et accueillant les pair-aidants (presque) à bras ouverts,
nous aide beaucoup à ne plus avoir honte de notre maladie.
Toutefois, une scène ordinaire vint me rappeler que ce
travail n’est jamais acquis, ni pour nous, ni pour les autres.
Un banal rendez-vous chez le dentiste.
Une personne au comportement un peu étrange passe devant moi,
déjà croisée dans la rue faisant les 100 pas de façon suffisamment anormale
pour que je la remarque. Le temps de m’en rendre compte et de me dire « elle
doit avoir des problèmes », lesquels ?
Réflexe humain tout simplement.
Et l’information arrive :
« Que prenez-vous comme traitement ? »
demande le dentiste à cette dame.
Bredouillement et regard gêné : « lithium… ».
Pourquoi ? demande le dentiste : « pour un
trouble bipolaire… ».
Réaction verbale sans faille apparente du dentiste qui ne
rebondit pas plus loin et remplit sa fiche.
Toutefois, la machine à penser est lancée de mon côté, j’interprète
et j’imagine ses pensées à lui.
Je souffre pour elle, je ressens sa honte, son regard est bas.
La panique et le stress m’envahissent, on allait me poser la
question à moi aussi.
Epidermiquement, je sus qu’il me serait impossible de me
dévoiler et donc de donner mes traitements, entre la honte sociale et le risque
médical, j’avais choisi.
Pourquoi ?
En vrac :
-
Je ne voulais pas mettre ce dentiste en difficulté :
deux malades bipolaires coup sur coup, « pas de bol » pour lui dans
la même soirée.
-
Je ne voulais surtout pas être perçue comme
étrange moi aussi. Tous mes efforts pour paraître sans failles seraient alors anéantis
en une demie seconde.
-
J’avais peur de l’image et statut qu’il allait
me donner compte tenu de ses représentations à lui de la maladie psychique qui
avaient toutes les chances d’être mauvaises, au moins vu la réaction étrange de
cette dame.
-
Trop jeune et « winner » pour avoir
été blessé par la vie, me disais-je avec moi aussi des préjugés.
Est arrivé le moment fatidique :
-
« Prenez-vous des traitements ? »
-
« Euh… » les pensées tournant à
100 à l’heure.
-
Est sorti : « oui, du lamictal »
essayant de fermer ma réponse pour éviter le « pour quelle maladie ? »,
priant très fort qu’il pense « épilepsie » .
-
« Rien d’autre ? »
-
« Non. » j’ai menti, je n’ai pu avouer le lithium car cela revenait à avouer le trouble bipolaire, ce qui revenait à se ranger du côté de la personne
étrange avant moi, ce qui revenait à prendre le risque d’être rejetée du monde des « normaux qui
ne font pas de vagues » dont je voulais être. Pas plus que je n’ai pu avouer le Seresta par peur de l’image désastreuse attachée aux psychotropes « Elle ne peut qu'être faible, elle prend 3 psychotropes ! » aurait-il pu penser.
Donc mon dossier est faux et incomplet pour de futurs soins
d’importance et des interactions médicamenteuses qui sont à connaitre absolument.
Je prends donc conscience que très concrètement je préfère prendre un risque pour ma
santé, voire ma vie, plutôt que perdre la face et être reléguée en seconde
catégorie de la société.
Ce n’est pas si étonnant, la honte sociale, c’est aussi le risque
d’être isolé et donc à terme aussi le risque de mourir.
A la réflexion, le cortex préfrontal reprenant la main
(enfin), le mieux, puisque je dois le revoir, est de lui faire part de cette
honte et lui donner la liste complète de mes traitements.
Il n’en reste pas moins qu’émotionnellement, je réalise que j’ai toujours
cette impression tenace d’être un vilain petit canard et de ne me sentir vraiment bien
que parmi mes pairs, d’autres vilains petits canards en quelque sorte. Pendre conscience
de cette pensée, mais la défusionner, elle vient avec moi, je ne peux la
repousser, mais elle ne doit pas m’envahir (ce que nous enseigne la thérapie ACT).
La déstigmatisation, ce n'est pas si simple, de nombreux processus sont en jeu qu'il faut dénouer un à un, sans les simplifier, ni les sous-estimer.
Bon courage dans cette expédition !
Emmanuelle DOURIEZ NICOU
Présidente fondatrice mouvement et association Psy'hope